Richard Felton Outcault (1863-1928) est généralement considéré comme le pionnier des comics américains. S'il n'est pas l'auteur du premier strip (comic strip : c'est-à-dire une bande dessinée composée de cases disposées horizontalement) publié en 1894 par le journal américain The New York World et signé Walt McDougall, il est celui qui a le plus influencé le développement des comics à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle.
Il va notamment créer les premiers personnages de la bande dessinée avec d'abord le Yellow Kid, puis par la suite Buster Brown ou encore Pore Lil Mose (qui sera abandonné, car il ne suscitait pas l'adhésion du public). Avec eux, ce sont non seulement des héros redondants que le public retrouve d'une semaine à l'autre, mais également tout un univers visuel et scénaristique familier et très codifié (avec par exemple tout un ensemble de seconds rôles).
Il va également généraliser l'utilisation des phylactères au fur et à mesure de ses publications.
Quant au champagne, il est assez rapidement présent dans les univers créés par Outcault, avec, dans les aventures du Yellow Kid et dans celles du Pore Lil Mose, des apparitions qui revêtent une signification assez précise puisqu'il semble très souvent attaché à certains thèmes : le luxe, du moins sous ses aspects ostentatoires plus que raffinés, le monde de la nuit, celui des cabarets et des milieux interlopes, la fête, bien sur, la corruption également. Avec Buster Brown, cela évolue vers un usage bien plus burlesque !
The Yellow Kid, dont le nom est en réalité Mickey Dugan, est certainement le tout premier héros des comics américain. On l'identifie initialement dans un dessin du 2 juin 1894 publié dans le magazine Truth. Mais il y est encore assez anonyme, ne jouant dans le dessin qu'un rôle mineur. On reconnait seulement sa bouille enfantine et chauve, ainsi que la robe qu'il porte, même si elle n'est pas encore colorisée.
C'est en 1895 qu'il va prendre véritablement son envol, lorsque Joseph Pulitzer engage Outcault pour qu'il collabore au supplément couleur de The New York World qu'il vient de lancer. La couleur changeant tout, le Kid va s'imposer dans le feuilleton qu'Outcault dessine sous le titre de Hogan's Alley (à partir du 5 mai 1895) et qui met en scène les aventures pittoresques d'une bande de gamins d'un quartier populaire new yorkais, dont Mickey Dugan est la figure marquante.
Il devient même si important que, très rapidement, il se retrouve au centre de la guerre que se livrent Joseph Pullitzer et William Randolph Hearst, pour la domination d'un journalisme à sentation, un « journalisme jaune », certains avançant d'ailleurs, sans que ce soit vérifié, que The Yellow Kid fut à l'origine de cette expression.
Quoiqu'il en soit en 1896, débauché par Hearst, Outcault embarque son Kid dans les pages de The New York Journal. Comme Outcault n'était pas détenteur des droits sur son personnage, celui-ci devint l'objet d'un litige entre le Journal et le World, qui fut résolu de manière pour le moins étrange puisque Outcault continua à dessiner les aventures de Mickey Dugan pour le Journal, mais en changeant le nom de la série qui s'intitula désormais McFadden’s Row of Flats, pendant que dans le même temps le World poursuivit la publication de Hogan's Alley, le dessinateur George Luks prêtant son trait à des aventures parallèles du Kid. Bref, entre 1896 et 1898, il y eut deux Yellow Kid concurrents. En 1897, le succès du gamin des rues fut tel, qu'il posséda un magazine à son nom (9 numéros). Les séries s'interrompirent en 1898, non seulement du coté du Journal, Outcault ayant décidé de s'atteler à d'autres personnages (même si son Kid fit quelques apparitions ponctuelles dans une autre série, Buster Brown), mais également du coté du World.
Si The Yellow Kid est souvent considéré comme étant à l'origine des comics américains, c'est d'abord parce que chaque planche, même lorsqu'elle est unique, raconte plusieurs histoires qui se complètent, ensuite parce que Outcault n'hésita pas à utiliser des phylactères pour faire parler certains personnages (les paroles dites par Mickey Dugan étant inscrites sur sa robe), enfin parce qu'il fut l'un des tout premiers, dès 1896, à avoir recours à une mise en page en gaufrier (grille de plusieurs planches qui se succèdent) pour raconter certaines de ses histoires.
Quant au champagne, il est assez présent à partir de 1896 et essentiellement dans les planches signées Outcault, celui-ci lui donnant souvent un second rôle, mais non dénué de signification. Il est également au centre d'un célèbre dessin du Yellow Kid, plus tardif puisque datant de 1907.
S'il n'y a pas de bouteille ni de coupe dans cette planche du New York World, en revanche nous trouvons mention sur une enseigne d'un « Comité Champagne » !
C'est le 22 novembre 1896 qu'apparaissent pour la première fois des bouteilles et des coupes de champagne dans une planche du Yellow Kid. Elles sont associées aux 4 sœurs Riccadonna, personnages qu'Outcault fera revenir dans plusieurs de ses planches. Habillées en danseuses de cabaret, ce qu'elles sont, elles donnent également des cours d'Hoochie coochie (sorte de danse du ventre popularisée à l'époque), enfin et surtout ce sont aussi des prostituées. La fermeture des maisons closes à la fin du 19e siècle avait eu pour conséquence le développement d'une prostitution d'immeubles (les loyers étant bon marché). Dans Lower East Side, les prostituées n'hésitaient pas à se mettre en scène pour attirer les clients.
Le champagne, semble être présenté comme une boisson saltimbanque presque immorale, liée au monde de la nuit, et du spectacle, aux filles de saloons et de joies, et à une sexualité tarifée.
La proximité du champagne avec le monde du spectacle et avec les soeurs Riccadonna, on la retrouve dans cette planche. Il est servi dans une loge à des jeunes gens dont certains ne semblent avoir d'yeux que pour des Riccadonna pourtant bien moins sulfureuses qu'à l'accoutumée.
La maison G.H. Mumm semble, plus qu'aucune autre, entretenir avec le 9e art une relation de proximité toute particulière, qu'elle n'a pourtant pas recherché. Sa cuvée Cordon Rouge s'est imposée depuis les années 1930 dans la bande dessinée belge et française comme marque de référence pour le champagne, même si la plupart du temps l'orientation du cordon sur l'étiquette est inversée.
Mais ce qui est plus étonnant avec deux planches du Yellow Kid datant de 1897, c'est que l'on voit, sans doute pour la première fois dans une bande dessinée, une marque de champagne être mise en avant, sans que ça soit du Cordon Rouge, puisque c'est du Mumm Extra Dry.
Pourquoi cette marque ? On peut avancer deux hypothèses pour l'expliquer. Peut-être s'agissait-il d'un champagne qu'Outcault aimait particulièrement, ou qu'il avait découvert récemment. Le fait que les deux planches aient été réalisées à 15 jours d'intervalle en janvier 1897 rend une telle hypothèse crédible. Le nouvel an étant un moment privilégié de consommation de bulles, il est possible qu'Outcault en ait bu et s'en soit inspiré. Mais une autre hypothèse peut être avancée, à savoir que la marque Mumm était depuis 1875 la première marque de champagne aux USA. Outcault aurait alors choisi de la mettre en avant parce qu'elle pouvait symboliser pour la plupart des lecteurs américains l'excellence même du champagne français. Mumm leur était familier.
Une dernière remarque. Ces deux planches appartiennent à une série débutée le 17 janvier 1897 et qui voit Mickey Dugan quitter New York pour partir à la découverte du monde. Il passera par l'Angleterre, l'Ecosse, l'Irlande, la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne ou encore l'Egypte, avant de revenir triomphalement le 30 mai de la même année. Or, très curieusement, le champagne n'est jamais bu en France alors même qu'Outcault y consacre deux planches (dont une superbe visite au Louvres). Il est bu sur le Paquebot qui les mène vers l'Europe et en Angleterre où, en présence de la Reine, les coupes débordent.
Benjamin Luks, qui était non seulement un dessinateur de presse, mais aussi un artiste complet (qui connut une petite notoriété comme peintre), fut choisi pour continuer à animer Hogan's Alley dans les pages du New York World, lorsque Richard Felton Outcault partit rejoindre The New York Journal.
Il semble qu'on trouve moins de champagne (et avec un rôle souvent anecdotique) dans le Yellow Kid de Luks que dans celui d'Outcault. Sans doute parce que Luks en dessina moins, également parce que l'accès à ses planches est bien plus compliqué, enfin parce les scènes qu'il dessine paraissent souvent bien plus convenues que celle d'Outcault.
Pour autant il n'hésitait pas à en mettre en scène dans d'autres dessins de presse, et même un champagne de marque puisque dans une caricature mordante parue dans la revue Verdict, le 3 avril 1899, c'est du Piper Heidsieck qui est servi à la table des représentants de l'élite capitaliste et politique de l'époque.
Pore Lil' Mose, est à la fois un personnage méconnu et pourtant important de l'histoire de la bande dessinée, car il en est tout simplement le premier héros afro-américain.
Mose est apparu en janvier 1901 dans les pages du New York Herald. Mais, ses aventures furent interrompues dès 1902, car elles ne trouvaient pas leur public.
Outcault nous raconte la vie et les espoirs du petit Mose, ainsi que son voyage qui le conduira de Cotonville en Georgie jusqu'à New York. Il développe une vision ambiguë, à la fois raciste, notamment lorsque l'action se déroule à Cottonville (il s'amuse des stéréotypes sur les noirs), mais qui en est aussi dénué notamment lorsque Mose est à New York, le regard d'Outcault se faisant davantage social et humaniste.
Il faut aussi souligner qu'Outcault joint à son personnage phare quatre petits camarades animaux, un chien, un chat, un singe et un ours, qui ne le quittent jamais et qu'il anthropomorphise. Ce principe, il le reprendra dans sa série suivante, Buster Brown, puisque ce petit garçon partagera ses aventures avec Tige, son chien avec lequel il n'hésite pas à converser.
La première apparition d'une bouteille de champagne intervient dans une planche où Mose explique ce qu'il ferait s'il devenait millionnaire. Ses espoirs sont finalement assez bling-bling avec tout l'attirail du riche blanc : gros cigare, voiture, bijoux, mais aussi collier en or pour son chien, et bien sur champagne !
Chez Outcault, le champagne est souvent lié à la richesse. C'est une boisson parfois classe, mais toujours de classe, qui renvoie à la haute société. C'est donc la boisson qui sera bue dans le grand palace new yorkais de l'époque: le Waldorf-Astoria Hotel. Il ne s'agit pas du Waldorf-Astroria actuel mais de celui qui fut résultat du regroupement des hotels Waldorf (construit en 1893 par William Waldorf Astor) et Astoria (construit 1897 par John Jacob Astor IV), qui avaient été batis par deux membres d'une même famille neuw yorkaise très fortunée, et qui se situait là où se tient désormais l'Empire State Building.
Dans une planche du Yellow Kid de 1897, le champagne vient du Waldorf (à une époque où les deux n'étaient pas encore réunis). Dans celle de 1901, c'est au Waldorf-Astoria, maintenant unifié, que Mose en boit.
Les deux autres apparitions du champagne dans cette série sont, pour la première, assez étonnante puisque notre petit Mose tient une bouteille alors qu'il vient de se baigner à Coney Island (sans que l'on comprenne bien la signification), et, pour la seconde, anecdotique mais symbolique puisqu'on distingue une coupe de champagne dans un restaurant « Français » de New York.
Le 4 mai 1902 parait dans The New York Herald, la première planche des aventures de Buster Brown, personnage qui va terminer d'assurer à son créateur la gloire et la fortune. Après Mickey Dugan et Mose, deux jeunes garçons issus de milieux populaires, Outcault choisit cette fois de mettre en scène un jeune américain appartenant à la haute bourgeoisie. Il change de registre en racontant les histoire d'une sorte de petit Lord Fauntleroy bien gaffeur et espiègle. En revanche, comme à Mose, il lui octroie un compagnon particulièrement important, son chien Tige, personnage à part entière avec lequel Buster n'hésite pas à converser. Certaines planches sont d'ailleurs davantage consacrées aux exploits (et/ou mésaventures) de Tige qu'à ceux de Buster qui ne fait que l'accompagner.
Le champagne n'est pas extrêmement présent si l'on rapporte ses apparitions au nombre de planches publiées. En revanche, son rôle est la plupart du temps intéressant, avec d'abord une fonction catastrophique et burlesque, mais aussi une présence inattendue lors d'un anniversaire exclusivement canin !
Références:
R.F. Outcault's the Yellow Kid: A Centennial Celebration of the Kid Who Started the Comics, Kitchen Sink Press, 1995
Robert L. Gambone, Life on the Press: The Popular Art And Illustrations Of George Benjamin Luks, University Press of Mississippi, 2013
Alan Havig, « Richard F. Outcault’s “Poor Lil’ Mose”: Variations on the Black Stereotype in American Comic Art », Journal of American Culture, Volume11, Issue 1, Spring 1988
Richard Olson, « George Luks: The "Other" Yellow Kid Artist », Hogan’s Alley Magazine
Sur internet:
Richard Felton Outcault (1863-1928) sur Gallica
Les planches de The Yellow Kid sur le site de la Ohio State University